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Projet de loi C-31: Loi concernant des mesures d’allègement du coût de la vie relatives aux soins dentaires et au logement locatif (Deuxième lecture)

November 1, 2022

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui à titre de porte-parole de l’opposition à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi C-31, Loi concernant des mesures d’allègement du coût de la vie relatives aux soins dentaires et au logement locatif.

Ce projet de loi vise deux objectifs.

La partie 1 du projet de loi édicte la Loi sur la prestation dentaire et autorise le ministre de la Santé à effectuer des paiements sur le Trésor relativement aux services de soins dentaires pour les enfants de moins de 12 ans.

La partie 2 édicte la Loi sur la prestation pour logement locatif et autorise le ministre du Logement et de la Diversité et de l’Inclusion à effectuer des paiements sur le Trésor relativement à un versement unique de 500 $ aux personnes admissibles.

Je parlerai d’abord de la nouvelle Loi sur la prestation dentaire.

Les maladies buccodentaires comptent parmi les maladies chroniques les plus courantes de l’enfance, selon les Centers for Disease Control and Prevention des États-Unis. Les données scientifiques recueillies au cours des 20 dernières années fournissent un nombre croissant d’éléments probants qui établissent un lien entre la santé buccodentaire et la santé et le bien-être en général. En effet, on constate dans des revues scientifiques à comité de lecture que des études établissent une relation de cause à effet entre les maladies buccodentaires chez les enfants et un risque accru de diabète et de maladies cardiovasculaires et respiratoires à l’âge adulte.

Un article portant sur les effets de la santé buccodentaire sur la santé systémique publié dans la revue General Dentistry en 2017 par le Dr Shawn Kane, du Département de médecine familiale de l’Université de la Caroline du Nord, résume parfaitement les nombreuses études sur le sujet :

Un trait commun de la parodontopathie et de ces problèmes médicaux est qu’il s’agit de conditions chroniques qui prennent beaucoup de temps pour se développer et devenir cliniquement significatives. La prévention primaire — c’est-à-dire traiter le patient avant l’apparition de symptômes, d’un infarctus du myocarde, d’un accident vasculaire cérébral, de complications diabétiques ou d’une parodontopathie importante — est le défi à relever.  Les complications associées à ces pathologies entraînent une morbidité et une mortalité importantes et coûtent très cher au système de santé. Malheureusement, le manque d’accès aux soins médicaux ou dentaires primaires empêche certains patients de se tourner vers le système de santé avant qu’un problème ne se pose.

Les soins dentaires sont un élément essentiel de la santé générale, et nous savons que les soins préventifs sont importants. Une étude de suivi menée pendant 27 ans auprès d’enfants de 8 ans a révélé qu’une mauvaise santé buccodentaire dans l’enfance était corrélée avec une mauvaise santé cardiaque à l’âge adulte. L’auteur principal de l’étude finlandaise disait clairement ceci :

Cela met en évidence l’importance d’une bonne hygiène buccodentaire et des examens fréquents chez le dentiste, dès le plus jeune âge, pour la santé en général […]

En outre, des études montrent que visiter le dentiste pendant l’enfance a une influence sur les visites chez le dentiste à l’âge adulte. En fait, la littérature sur le développement de l’enfant indique que les expériences de la petite enfance ont une profonde influence sur la vie ultérieure. Les manuels de dentisterie pédiatrique soulignent que les enfants apprennent de leurs expériences et sont encouragés socialement par leurs parents à adopter des comportements relatifs à la santé buccodentaire. La littérature confirme que le fait d’avoir eu une visite chez le dentiste pendant l’enfance est associé à des attitudes et à des opinions positives à l’égard des soins dentaires à l’âge adulte et à des visites chez le dentiste à des fins de prévention et de traitement plus tard dans la vie.

Honorables collègues, je souscris entièrement aux principes régissant cette mesure législative, mais, comme je l’expliquerai, je n’approuve pas la conception de la prestation. La partie 1 du projet de loi C-31 prévoit l’établissement de la nouvelle prestation dentaire, qui versera une somme maximale annuelle de 650 $ par enfant de moins de 12 ans, lorsque le revenu modifié des parents est inférieur à 90 000 $. C’est l’Agence du revenu du Canada qui assurera l’application de cette prestation provisoire, versée sur demande.

J’ai trois grandes préoccupations à l’égard de la partie 1 du projet de loi. La première porte sur les compétences des provinces et des territoires, ainsi que sur l’aggravation des inégalités existantes entre ceux-ci. La deuxième concerne l’administration et la conception du programme. La troisième, quant à elle, se rapporte aux répercussions possibles sur les services qui existent déjà.

Parlons d’abord des compétences. Les soins dentaires ne relèvent pas de la compétence fédérale. Ils relèvent complètement de la compétence des provinces. C’est pourquoi le gouvernement fédéral aurait dû s’entendre avec les provinces avant d’aller de l’avant avec ce régime de soins dentaires. Honorables sénateurs, la plupart des provinces et des territoires ont déjà des programmes d’assurance dentaire pour les enfants, surtout ceux provenant de ménages à faible revenu. Cependant, il existe des écarts considérables dans l’assurance dentaire offerte aux enfants selon les provinces. J’ai examiné l’assurance dentaire pour les enfants à l’échelle du pays. À ma connaissance, l’information que je m’apprête à vous fournir est à jour. Cependant, s’il y a eu des changements dans la province ou le territoire que vous représentez, je vous prie de m’en faire part.

À Terre-Neuve-et-Labrador, tous les enfants de moins de 13 ans sont admissibles au programme de soins dentaires pour enfants, qui couvre les examens aux 6 mois, les nettoyages aux 12 mois, les obturations, les extractions et la pose d’agents de scellement de routine.

À l’Île-du-Prince-Édouard, dans le cadre du programme de prévention en santé buccodentaire dans les écoles, un hygiéniste dentaire offre des services de prévention, notamment une évaluation annuelle des risques liés à la santé buccodentaire, des conseils sur la santé buccodentaire, l’application de fluorure, la pose d’agents de scellement, le nettoyage et le polissage des dents et peut référer l’enfant à un dentiste au besoin. De plus, le programme de soins dentaires de la province permet, selon une échelle variable, d’assurer les familles qui reçoivent des prestations d’aide sociale ou qui répondent à un certain nombre de critères financiers. Les enfants ont droit à un examen annuel, à un nettoyage annuel, à la pose d’agents de scellement, aux obturations et aux extractions.

En Nouvelle-Écosse, les enfants de moins de 15 ans sont couverts et ont droit à un examen de routine par année, à deux radiographies de routine, à un service de prévention comme des instructions concernant le brossage ou l’utilisation de la soie dentaire, à des nettoyages, aux obturations, aux extractions nécessaires et à des conseils en matière de nutrition.

Au Nouveau-Brunswick, le programme De beaux sourires et une bonne vision couvre les examens de base, les radiographies, les extractions et certains traitements préventifs comme la pose d’agents de scellement et les traitements au fluorure pour les enfants de moins de 19 ans des familles à faible revenu qui n’ont pas d’assurance privée.

Au Québec, tous les enfants de moins de 10 ans sont couverts et ont droit aux examens annuels, aux examens d’urgence, aux radiographies, à l’anesthésie locale et générale, aux obturations, aux extractions, aux soins d’endodontie, aux couronnes préfabriquées et à la chirurgie buccodentaire.

En Ontario, les enfants de moins de 18 ans des ménages à faible revenu sont admissibles au programme Beaux sourires Ontario. Ce programme couvre les examens, les nettoyages, les obturations, les radiographies, le détartrage, l’extraction et les soins d’urgence.

Au Manitoba, le Programme d’aide à l’emploi et au revenu offre aux familles un soutien au revenu, ce qui inclut des prestations pour couvrir les coûts des soins dentaires de base. L’admissibilité est fondée sur le coût des besoins de base mensuels de la famille par rapport à ses ressources financières. D’autres services sont accessibles pour les enfants dans la région sanitaire de Winnipeg.

En Saskatchewan, les enfants de familles de travailleurs à faible revenu qui respectent le critère d’une évaluation du revenu ou qui reçoivent le Supplément à l’emploi de la Saskatchewan bénéficient d’une couverture incluant la plupart des services dentaires. Les enfants des familles qui reçoivent un soutien au revenu de la Saskatchewan sont admissibles à une assurance-maladie supplémentaire, ce qui inclut une gamme de services dentaires de base.

En Alberta, les enfants de moins de 18 ans de familles à faible revenu et les élèves du secondaire âgés de 18 ou 19 ans qui vivent à la maison sont admissibles aux Prestations de soins de santé pour enfants de l’Alberta. Les prestations couvrent les services de base et préventifs comme les obturations, les radiographies, les examens et le nettoyage des dents.

En Colombie-Britannique, les enfants de familles au revenu annuel net ajusté de 42 000 $ ou moins sont admissibles au programme Healthy Kids. Le programme couvre des services dentaires de base allant jusqu’à 2 000 $ tous les deux ans, ce qui comprend les examens, les radiographies, les obturations, les nettoyages et les extractions.

Au Yukon, le gouvernement fournit les services dentaires liés au diagnostic, à la prévention et à la réparation à tous les enfants, de la naissance à la 12e année. Les enfants ont droit à des examens dentaires, à des radiographies, à des conseils d’hygiène dentaire, au nettoyage, au détartrage et à l’application de fluorure et de scellant. Un grand nombre de ces services sont offerts à l’école. Si nécessaire, l’obturation, la pose de couronnes, l’extraction et d’autres soins dentaires d’urgence sont aussi couverts.

Dans les Territoires-du-Nord-Ouest, les bambins et les jeunes enfants de Fort Smith, de Fort Simpson, d’Inuvik, de Fort McPherson et de Norman Wells sont admissibles, de la naissance à 4 ans, à des soins buccodentaires primaires gratuits. Ces services incluent l’évaluation de la santé buccodentaire, le dépistage des soins à prodiguer et l’éducation sur la santé buccodentaire, l’application de vernis fluoré et l’aiguillage vers un professionnel de la santé buccodentaire. Dans ces collectivités, les enfants de la prématernelle à la 12e année sont admissibles sans frais au programme de santé buccodentaire en milieu scolaire. Les hygiénistes dentaires ou les thérapeutes dentaires effectuent des examens de la bouche, offrent des traitements préventifs et thérapeutiques, donnent de l’information sur la santé buccodentaire et aiguillent les enfants vers les dentistes.

Au Nunavut, les enfants inscrits au projet de santé buccodentaire pour les enfants sont admissibles gratuitement à un dépistage des soins dentaires dont ils ont besoin. Après cette première étape, des scellants, des obturations temporaires, du vernis fluoré et l’aiguillage vers d’autres professionnels pour des traitements sont offerts. Les services sont fournis dans divers établissements, comme les centres de santé, les écoles, les garderies et les centres communautaires.

Honorables collègues, si je vous parle de tous ces détails, c’est pour vous démontrer que les soins dentaires d’un bout à l’autre du pays existent et qu’ils sont approfondis, spécialisés et diversifiés. Même si je comprends que la nouvelle Prestation dentaire canadienne est présentée comme une mesure pour compléter les services existants, je suis préoccupée par le fait que ce programme ne tient pas compte des programmes provinciaux en place.

Contrairement aux programmes des provinces et des territoires, le programme du gouvernement fédéral ne précise pas quels soins dentaires seront couverts. La prestation fédérale peut être utilisée pour des soins préventifs, des services diagnostiques ou des soins de restauration — essentiellement tout ce qui est jugé nécessaire par le parent et le praticien pour la santé buccodentaire de l’enfant. Une prestation supplémentaire de 650 $ aidera beaucoup plus à compléter la couverture des soins au Québec, où les services dentaires de base sont déjà couverts pour les enfants de moins de 10 ans, que dans les provinces qui n’offrent pas une telle couverture, ce qui met en évidence les inégalités potentielles entre les provinces.

En ce qui concerne l’administration du programme, le gouvernement nous a dit que l’Agence du revenu du Canada, ou l’ARC, administrera le programme au moyen de son portail en ligne Mon dossier. Les parents des enfants admissibles devront se connecter à leur compte de l’ARC pour attester de l’admissibilité de leur enfant et demander la prestation. Une fois la demande remplie, la prestation sera versée dans un délai de trois à cinq jours et les détails attestés seront vérifiés ultérieurement. Des vérifications aléatoires des déclarations de revenus feront probablement partie des vérifications de conformité.

Honorables sénateurs, les parents seront soumis à l’incertitude et à des erreurs coûteuses si le processus de demande de cette prestation est confus ou défaillant. Ce sont les défis propres à une prestation fondée sur une demande et une attestation. Il y a des risques inhérents. Les parents se retrouveront sans le sou après avoir payé les frais dentaires en cas de crise, ou ils anticiperont les besoins dentaires de leurs enfants, ainsi que le coût, et demanderont la prestation avant d’aller chez le dentiste. Sans aucun doute, il y aura des personnes qui pensaient être admissibles à la prestation, mais qui découvriront plus tard qu’elles ne l’étaient pas.

De plus, le montant de la prestation dentaire varie considérablement en fonction du revenu familial net. La note d’information fournie par le gouvernement indique :

La prestation prévoit 650 $ par enfant par an pour les parents dont le revenu familial net ajusté est inférieur à 90 000 $ pour les services dentaires reçus par leurs enfants de moins de 12 ans.

En pratique, cependant, la prestation diminue rapidement, passant de 650 $ par enfant — si le revenu familial net est inférieur à 70 000 $ — à 390 $ si le revenu familial net est supérieur à 70 000 $, mais inférieur à 80 000 $. Ensuite, la prestation tombe à 260 $ par enfant si le revenu net est supérieur à 80 000 $, mais inférieur à 90 000 $.

Cette conception du programme « payer maintenant, vérifier après » ouvre la voie à des problèmes et à de l’incompréhension. La semaine dernière, lors de l’étude préalable du projet de loi C-31 par le Comité des finances, le directeur parlementaire du budget, M. Yves Giroux, a fait une mise en garde contre le fait que, parce que la prestation est fondée sur l’attestation :

[…] l’administration devra être rigoureuse, sinon cela pourrait mener à des abus. C’est une de mes craintes en tant que contribuable.

Par ailleurs, le remboursement proactif des coûts prévus pourrait mener à des situations où des parents qui peinent déjà à joindre les deux bouts pourraient prendre le risque d’utiliser leur chèque de prestation pour payer le loyer, l’épicerie, le chauffage ou d’autres dépenses essentielles. Il pourrait aussi devenir difficile de déterminer les dépenses admissibles.

Lors de l’étude préalable au Comité des finances, la sénatrice Anderson a soulevé un point très important, et je crois que la sénatrice McCallum a soulevé aujourd’hui le même point : il arrive que des Autochtones qui sont couverts dans le cadre du Programme des services de santé non assurés doivent voyager pour obtenir des soins dentaires même si les soins eux-mêmes sont couverts. Est-ce que les frais de transport et de restauration encourus pour avoir accès à ces soins dentaires peuvent être jugés admissibles? Ce n’est pas clair.

L’administration de ce programme aurait pu être grandement simplifiée si le gouvernement fédéral avait collaboré avec les provinces et les territoires, dont plusieurs ont déjà des ententes de facturation directe avec des fournisseurs de soins dentaires.

Lors de l’étude préalable au Comité des finances, la sénatrice Omidvar a demandé au directeur parlementaire du budget, M. Giroux, s’il aurait été plus efficace de transférer de l’argent aux gouvernements provinciaux. Voici ce qu’il a répondu :

Transférer cet argent aux provinces et aux territoires aurait certainement mieux correspondu à leurs réalités et à leurs besoins, mais cela aurait probablement nécessité de longues discussions et négociations avec les provinces.

Qui plus est, selon l’Association dentaire canadienne, peu importe si elles ont une assurance ou non :

[…] les personnes ayant un revenu familial faible sont moins susceptibles d’aller chez le dentiste que les personnes ayant un revenu familial élevé.

Même si le gouvernement offre cette prestation, la nécessité de débourser un montant au moment de recevoir le traitement peut être un obstacle. En créant cette prestation, le gouvernement fédéral a-t-il tenu compte des déterminants sociaux de la santé, ou de la cause des effets sur la santé? Le gouvernement fédéral a-t-il examiné si une prestation conçue de cette façon contribuera réellement à améliorer les effets sur la santé des enfants canadiens?

L’obligation de produire une déclaration de revenus peut aussi être un obstacle. Comme Jennifer Robson et Saul Schwartz de l’Université Carleton l’ont démontré — et notre collègue nous a maintes fois aidé à le comprendre — de 10 % à 12 % des Canadiens ne produisent pas une déclaration de revenus. Par conséquent, ils ne reçoivent pas les prestations auxquelles ils sont admissibles. Dans leur article intitulé « Who Doesn’t File a Tax Return? A Portrait of Non-Filers », Robson et Schwartz présentent un portrait des Canadiens qui ne produisent pas de déclaration de revenus. Les auteurs ont indiqué ceci :

Une personne ayant un faible revenu est clairement moins susceptible de produire une déclaration de revenus. Les personnes qui proviennent d’une famille dont le revenu disponible est inférieur à la mesure de la pauvreté fondée sur le panier de consommation sont beaucoup plus susceptibles de ne pas produire de déclaration de revenus que celles dans une famille où le revenu est supérieur à ce seuil.

Lors de l’étude préalable réalisée par le Comité des finances nationales, le directeur parlementaire du budget, M. Giroux, a souligné que de plus en plus de prestations reposent sur le système d’imposition. Je le cite :

[…] le gouvernement n’est pas aussi proactif qu’il pourrait l’être en 2022, par exemple, pour prendre contact avec les personnes qui ne produisent pas de déclaration de revenus.

Ces faiblesses me préoccupent, et elles montrent les lacunes d’une prestation bricolée à la va-vite, alors qu’il aurait fallu prendre le temps nécessaire pour préparer un plan adéquat.

Je trouve également préoccupant que le gouvernement et le directeur parlementaire du budget en arrivent à des estimations différentes quant au coût du programme. Selon une note d’information distribuée par le sénateur Gold, le budget de 2022 prévoit 300 millions de dollars pour financer les soins dentaires en 2022-2023, et 600 millions de dollars en 2023-2024. Le directeur parlementaire du budget, cependant, estime que le coût du programme s’élèvera à 247 millions de dollars en 2022-2023 et à 372 millions en 2023-2024. C’est un écart de 281 millions de dollars.

Lors de l’étude préliminaire effectuée par le Comité des finances, le sénateur Boehm a demandé au directeur parlementaire du budget, M. Giroux, si — en essayant de se projeter dans l’avenir et en tenant compte de l’inflation — le montant que le gouvernement prévoit dépenser pour ce programme était réaliste. Voici ce qu’a répondu M. Giroux :

[…] il y a beaucoup trop de variables inconnues quant au format et à la conception du programme pour être en mesure de dire si l’argent suffira ou pas.

Honorables sénateurs, beaucoup d’entre vous ont une plus grande expertise en finances que moi, mais je me demande si la qualité de la conception du programme est acceptable. Il s’agit d’une prestation provisoire. J’espère sincèrement que, si le gouvernement présente un programme national permanent, ce dernier sera conçu de façon plus rigoureuse pour que nous puissions l’examiner convenablement.

Il est particulièrement important que le programme soit conçu de façon rigoureuse compte tenu de l’état de l’économie canadienne. Le 20 octobre 2022, le Toronto Star rapportait que la ministre des Finances Chrystia Freeland a dit à ses collègues du Cabinet que les présentations liées à de nouveaux programmes doivent montrer comment les ressources ministérielles actuelles peuvent servir à financer au moins 25 % des nouveaux coûts de fonctionnement. Comme le montre le projet de loi, le gouvernement doit améliorer la conception des programmes afin que les nouveaux programmes et les nouvelles prestations disposent de budgets appropriés.

Enfin, en ce qui concerne l’incidence possible sur les services actuellement en place, les premiers ministres provinciaux du Canada demandent au gouvernement fédéral de rééquilibrer le partenariat lié au financement des soins de santé.

Plus tôt cette année, le premier ministre de la Colombie-Britannique, John Horgan, a demandé une augmentation des transferts en santé pour les programmes déjà en place :

Suis-je d’avis qu’il serait fantastique d’avoir un régime national de soins dentaires? Bien sûr. Mais il faut commencer par les principes fondamentaux, c’est-à-dire par un financement stable qui nous permettra de faire les remplacements de hanches et d’avoir une stratégie de ressources humaines pour le secteur des soins primaires.

En août, quand on lui a posé une question à propos d’une possible nouvelle prestation fédérale pour les soins dentaires, le premier ministre du Nouveau-Brunswick, Blaine Higgs, a dit ceci :

[…] nous avons consacré beaucoup d’énergie, ces derniers mois et ces dernières années, à parler de la crise que connaît le système actuel de soins de santé […] Parce que, en ce moment, le service de santé ne fournit pas les soins qu’il est censé fournir. Je me concentrerais donc sur la situation actuelle : commençons par régler ces enjeux-là.

L’Association dentaire canadienne a aussi soulevé des préoccupations au sujet de l’effet que la prestation proposée pourrait avoir sur les régimes de soins dentaires déjà en place. Elle explique, dans un mémoire, que les deux tiers des Canadiens ont une assurance dentaire et que la moitié des Canadiens ont une assurance dentaire fournie par leur employeur. Voici un extrait :

[I]l est essentiel de ne pas perturber l’écosystème de soins dentaires. Il faut mettre l’accent sur les lacunes dans la couverture, particulièrement chez les populations mal desservies.

Les employeurs cesseront-ils de fournir une assurance dentaire à leurs employés? Le système actuel, qui répond bien aux besoins de beaucoup de Canadiens et de fournisseurs de soins dentaires, sera-t-il compromis?

Honorables sénateurs, certains craignent fort que les provinces et les territoires qui ont mis en place de véritables programmes de soins dentaires les abandonnent afin de réaffecter les fonds qui y sont alloués à leur système de soins de santé mis à rude épreuve.

Les employeurs peuvent y voir une occasion de réduire les coûts de l’assurance dentaire privée également. La loi sur la prestation dentaire est en effet un piètre substitut à bon nombre de programmes et de régimes d’assurance existants au pays.

Il est à espérer que le Comité des finances entendra les provinces et les territoires au sujet des répercussions possibles du projet de loi sur leurs programmes dentaires existants.

Passons maintenant à la partie 2 du projet de loi C-31, la loi sur la prestation pour logement locatif, qui établit une prestation unique non imposable de 500 $ pour le loyer payé sur une résidence principale en 2022. Cette prestation ne sera offerte qu’aux locataires dont le revenu net modifié est inférieur à 35 000 $ pour les familles ou à 20 000 $ pour les particuliers. Mais il s’agit là aussi d’un processus de demande fondé sur une attestation.

Les demandeurs doivent avoir rempli une déclaration de revenus en 2021. Ils doivent aussi attester qu’ils consacrent au moins 30 % de leur revenu net modifié au logement et qu’ils paient un loyer pour leur propre résidence principale au Canada, ce qui comprendrait l’adresse d’un immeuble locatif, le montant du loyer payé en 2022 et les coordonnées du propriétaire. Enfin, ils doivent consentir à ce que l’Agence du revenu du Canada vérifie leurs renseignements pour confirmer leur admissibilité.

On pourrait très bien se demander combien de Canadiens savent même ce qu’on entend par « revenu net rajusté ». Je me tourne vers la sénatrice Marshall, car je suis sûre qu’elle sait cela, mais on peut se demander si les Canadiens savent ce que c’est et à quoi correspond leur revenu net rajusté.

Le paragraphe 2(3) du projet de loi dit ceci :

Pour l’application de l’article 4, revenu modifié s’entend au sens de la définition de ce terme à l’article 122.‍6 de la Loi de l’impôt sur le revenu, à l’exception de la mention « fin de l’année » qui vaut mention de « date de référence ».

Voilà qui est clair — ou pas.

Ensuite, si on consulte l’article 122.6 de la Loi de l’impôt sur le revenu, on peut lire ceci :

revenu modifié En ce qui concerne un particulier pour une année d’imposition, le total des sommes qui représenteraient chacune le revenu pour l’année du particulier ou de la personne qui était son époux ou conjoint de fait visé à la fin de l’année si, dans le calcul de ce revenu, aucune somme

a) n’était incluse :

(i) en application de l’alinéa 56(1)q.1) ou du paragraphe 56(6),

(ii) au titre d’un gain provenant d’une disposition de bien à laquelle s’applique l’article 79,

(iii) au titre d’un gain visé au paragraphe 40(3.21);

b) n’était déductible en application des alinéas 20(1)ww) ou 60y) ou z) […]

Honorables sénateurs, est-ce que cela vous semble clair?

Pour savoir si on est admissible, il ne suffit pas de voir combien on a gagné l’année dernière. Il serait plus facile de pouvoir se baser sur le montant de la ligne 23600 de sa déclaration de revenus de 2021, soit celle où on indique son revenu net.

Cependant, si vous avez un conjoint, il faut ajouter son revenu net au vôtre. Ensuite, il faut encore soustraire toute Prestation universelle pour la garde d’enfants ou toute prestation d’un Régime enregistré d’épargne-invalidité pour obtenir, finalement, son revenu net ajusté.

Le risque n’est pas que les Canadiens demandent la prestation alors qu’ils n’y sont pas admissibles, mais qu’ils ne la demandent pas même s’ils y sont admissibles.  Lorsque l’on entend dire aux informations qu’avec un revenu de 35 000 $ ou moins, on peut bénéficier de la prestation pour logement locatif, la plupart des gens pensent immédiatement au revenu brut, pas au revenu net, et certainement pas au revenu net ajusté.  Il est tout à fait possible, et même probable, que les personnes dont le revenu familial brut est légèrement supérieur à 35 000 $ ne prennent même pas la peine de demander la prestation, parce qu’elles supposent qu’elles n’y ont pas droit. Cela serait regrettable.

D’ailleurs, il semble que le gouvernement lui-même ne soit pas très certain du nombre de Canadiens qui seront admissibles à cette prestation. Le gouvernement a initialement engagé 475 millions de dollars pour cette prestation dans le budget de 2022. Il a depuis relevé le financement proposé à 1,2 milliard de dollars pour 1,8 million de bénéficiaires. Quant à lui, le Bureau du directeur parlementaire du budget a estimé que le programme coûterait 940 millions de dollars pour 1,7 million de bénéficiaires.

Honorables sénateurs, en terminant, nous devons nous demander dans quelle mesure ces programmes serviront les Canadiens. Les questions importantes au sujet de la nouvelle Loi sur la prestation dentaire sont les suivantes : Les premiers ministres des provinces et des territoires ont-ils été consultés? Cette nouvelle prestation changera-t-elle l’administration des programmes actuels dans les provinces? Les personnes qui sont admissibles présenteront-elles des demandes? Le coût du programme correspondra-t-il à ce que le gouvernement laisse entendre dans sa note d’information ou aux estimations du Bureau du directeur parlementaire du budget dans sa note sur l’évaluation du coût de la mesure législative? Les fonds distribués seront-ils utilisés comme prévu? Comment seront effectuées les vérifications de conformité? Plus important encore, cette prestation permettra-t-elle au bout du compte a plus d’enfants canadiens d’aller chez le dentiste ou les disparités actuelles dans les soins seront-elles maintenues?

Voici quelques questions importantes sur la nouvelle loi sur la prestation pour logement locatif : Les personnes qui sont admissibles présenteront-elles des demandes? Le processus de demande sera-t-il simple? Le gouvernement a-t-il une stratégie sur le logement qui est plus globale que ce paiement unique?

Honorables sénateurs, j’ai hâte d’entendre les témoignages éclairants des témoins au comité ainsi que les débats sur ces questions au Sénat.